Skip to content →

L’appel de Chimamanda Ngozi Adichie

Ecrivaine féministe d’origine nigériane installée depuis vingt ans aux Etats-Unis, Chimamanda Ngozi Adichie a publié sur le site du New Yorker un très bel essai critique sur les dernières élections et la nécessité d’agir, de penser et de se rassembler ces quatre prochaines années.
Voici les principaux extraits.
« Now it’s time to talk about what we are actually talking about »

 

Il est temps de préserver à la lettre la définition de ce qui semble vrai et juste. Il est temps de s’exprimer et d’être fier de refuser l’intolérance. Il est temps de s’attaquer au point faible de cette Amérique accro à l’optimisme qui laisse peu de place à la résilience et trop à la fragilité.
L’idée de « panser les plaies » ou celle « de ne pas devenir ce qu’on déteste » sont dangereuses parce qu’elles ne font que nous rassurer.
(…)
L’Amérique aime ceux qui gagnent, mais la victoire n’absout rien. Une victoire, surtout lorsqu’elle obtenue grâce à quelques dizaines de milliers de votes, n’impressionne guère. Celui qui arrive à se hisser à la tête du pays ne force pas nécessairement le respect. Les journalistes savent trop bien cela lorsqu’il s’agit des leaders étrangers – leur traitement des Africains, par exemple, a parfois du mal à cacher leur dédain.
Le président Obama a été méprisé de toutes parts. La pire insulte à laquelle il a dû faire face, c’est le mouvement raciste gentiment appelé « birtherism » dont Trump a été le champion.

C’est le moment d’avoir la mémoire vive. Appelons les choses par leur nom: A chaque fois qu’on a utilisé le mot « impasse » sous Obama, il s’agissait en fait du refus systématique du Congrès républicain de travailler avec lui. C’est le moment aujourd’hui d’appeler les choses par leur nom, parce que le langage dévoile la vérité aussi bien qu’il la cache.
Il est temps aujourd’hui de forger des mots nouveaux. Alt-right est bien trop doux: « la droite suprémaciste blanche » est plus précise.
(…)
Il est temps d’arrêter ces précautions qui ressemblent trop à une manque de conviction.
L’élection n’est pas une « simple histoire du racisme » parce qu’aucune histoire de racisme n’est aussi simple que des méchants habillés en blancs qui brûlent des  croix dans leur jardin. L’histoire du racisme est compliquée, mais ça reste une histoire du racisme, et c’est pour cela l’étymologie est importante. On ne peut pas se permettre de tourner autour de références historiques. Rappelez le nazisme n’est pas extrême, c’est une réponse intelligente de ceux qui savent que l’histoire offre un contexte et des signes.

Il est temps aujourd’hui de mettre à plat les préjugés du discours politique américain.
La politique identitaire n’est pas la chasse gardée des minorités. Cette élection est un rappel que la politique identitaire aux Etats-Unis est une invention « blanche » à la base de la ségrégation.
Le refus d’accorder des droits civils aux Afro-Américains reposait sur l’idée qu’un Afro-Américain ne devait pas voter parce qu’il n’était pas blanc. La question réccurente, avant l’élection d’Obama, de savoir si oui ou non l’Amérique était prête à un président noir est une réaction à la politique identitaire « blanche ».
Et maintenant « la politique identitaire » est de fait associée aux minorités, souvent avec un ton condescendant, comme si on se referait aux gens qui ne sont pas blancs comme s’ils obéissaient à un instinct grégaire irrationnel. Les Américains blancs utilisent la politique identitaire depuis la naissance de l’Amérique, mais aujourd’hui elle est mise à nue et impossible à échapper.

Il est temps aujourd’hui que les médias, de gauche et de droite, éduquent et informent, qu’ils soient vifs et vigilants, perspicaces et sceptiques, actifs plus que réactifs. Et qu’il fassent des choses qui comptent vraiment.

Il est temps aujourd’hui de mettre de côté la « bulle libérale ».
La réalité du communautarisme américain, c’est que tous les différents groupes vivent dans leur propre bulle.
Il est temps de reconnaître la façon dont les Démocrates ont méprisé les classes ouvrières blanches – et reconnaître comment Trump a renchérit la dessus en leur vendant du rêve.
C’est le moment de se rappeler qu’il existe des classes ouvrières qui ne sont pas blanches et qui ont souffert des mêmes privations et susceptibles d’attirer l’attention des médias – et que les « femmes » ne signifient pas les « femmes blanches » mais les « femmes » signifient toutes les femmes.

Il est temps aujourd’hui d’élever l’art du raisonnement.
Est-ce que le seul ressentiment des blancs est celui qui compte aux Etats-Unis? Si on accepte l’idée que la peur du déclassement peut pousser à prendre des décisions discutables, est-ce que cela s’applique à tous les groupes?
Qui est l’élite exactement?

C’est le moment de formuler les questions autrement.
Si toutes choses égales par ailleurs et que Clinton avait été un homme, est-ce qu’elle aurait provoqué autant d’hostilité passionnée et disproportionnée?
Est-ce qu’une femme qui se comporte comme exactement comme Trump aurait été élue?
Il est temps aujourd’hui d’arrêter de dire que le sexisme n’a pas influencé les élections parce que les femmes blanches n’ont pas majoritairement voté pour Clinton.
La misogynie n’est pas l’apanage de l’homme.

La cause des femmes n’est pas qu’elles sont naturellement meilleures ou plus morales. C’est qu’elles représentent la moitié de l’humanité et devraient avoir les mêmes opportunités – et devraient être jugées selon les mêmes standards – que l’autre moitié. On attendait de Clinton qu’elle soit parfaite, selon des standards contradictoires, dans une élection qui est devenue une référendum sur son amabilité.
(…)
Il est temps aujourd’hui de se souvenir que devant la vague inquiétante de populisme qui est en train de balayer l’Occident, il existe d’autres alternatives.
Le message de Bernie Sanders n’a pas rejeté la faute sur ceux qui sont vulnérables. Avant son élection, Obama a mené une campagne populiste marquée par l’intégration de la population.
Il est temps aujourd’hui de dénoncer inlassablement chaque mensonge avec des faits, tout en défendant les vérités qui importent le plus: une même humanité, une même décence et une même compassion.
Chaque idéal doit-être réitéré, chaque évidence doit être affirmée parce qu’une idée qui n’est pas critiquée commence à déteindre sur la réalité.
Cela ne doit pas se passer comme ça.

Published in A lire dans la Presse